J’ai longtemps été une « performeuse ».
Maîtrisant tous les aspects de toutes les situations, jusqu’à contrôler mes propres réactions intérieures, j’effectuais les bons gestes au bon moment. J’avais les bonnes réactions émotionnelles aussi, bien entendu. J’étais maître de moi, rationnelle, capable de distance.
Cette nécessité d’être performante était confortable à mes yeux, mais encore plus pour ceux de notre société qui aiment les résultats et qui préfèrent contenir les débordements émotionnels.
« Gère-toi fille! » Je me gère, t’inquiètes pas.
Tellement que je me suis étouffé de l’intérieur. À vouloir tout contrôler, à rechercher cette perfection oh! combien valorisé, je suis morte. Le prix fut lourd pour réussir à correspondre aux standards collectifs.
J’ai enterré l’artiste en moi.
Dans ma quête d’évolution, j’ai un jour retrouvé sa pierre tombale sur le chemin. J’ai ragé contre l’assassin. J’ai pleuré sa disparition. Émue, j’ai extrait chaque mètre cube de terre. J’ai joué à Dr Frankenstein, ressuscitant cette partie de moi qui ne vivait plus.
J’ai dû apprivoiser ce « monstre » que je venais de ramener à la vie. J’ai dû apprendre son langage. J’ai appris à l’aimer, dans tout ce qu’il avait de plus imparfait. Il me faisait très peur au début parce que c’est un être incontrôlable. Il vogue allègrement, sans savoir. Il s’amuse avec un rien. Il ose, il risque, il se cogne, il se blesse, il explore.
Mon coeur savait que ce géant trouverait sa place en moi, mais qui d’autre pourrait bien aimer un monstre aussi horrible et imprévisible? Qui pourrait réellement le comprendre alors que j’avais moi-même de la difficulté à verbaliser son message?
Pendant un temps, j’ai pu le laisser à la maison. Il acceptait de rester caché et de jouer avec moi seulement. Vint un moment ou le confort de ma demeure fut trop contraignante. J’ai été obligé d’amener cette partie de moi hors des murs de mon enceinte.
Cela fait maintenant quelques années qu’il me suit de façon assidue. J’apprends à montrer fièrement ce monstre qui est, finalement, plutôt attachant. Sa présence m’a permis d’augmenter ma confiance, mon leadership, ma créativité et ma particulièrement ma spontanéité.
Moi qui contrôlais tout, qui savais tout, j’ai doucement glisser vers les « je ne sais pas ».
Pour une personne comme moi qui navigue dans le monde du développement personnel axé sur les objectifs, ne pas savoir peut facilement faire vivre frustration et impatience. J’ai appris à travailler avec mon colosse, mais lorsque je me retrouve devant ces spécialistes du mieux-être, mon monstre semble devenir franchement gênant.
Ils n’ont pas appris, eux, à améliorer mon Frankenstein! Ils connaissent d’autres créatures, mais pas la mienne. Je me retrouve donc à me confondre en excuse, me faisant toute petite, me sentant de trop, gênée par la présence imposante de mon ami.
« Comment ça, tu ne sais pas? » « Bien, je sais pas! »
Sa propension à aller n’importe où sans savoir ce qu’il fait m’embarrasse alors au plus haut point. Je m’efforce tant bien que mal de le contrôler, afin de lui donner une trajectoire précise et prévisible. Plus j’essaie, plus il se fâche. Il ne veut pas retourner six pieds sous terre!
J’ai bien essayé d’expliquer à ces spécialistes les rouages de la créature qui m’accompagne. Sans être maltraitée, elle a été scrutée à la loupe, analysée sous toutes ces coutures. J’ai tristement compris qu’il serait préférable de le ramener à la maison. Un mélange de dédain et de moquerie était visible dans leurs yeux.
J’aurais aimé qu’on l’aime mon monstre. Même s’il est gênant. Même s’il ne sait pas où aller ni quoi faire. Je ne veux pas le dompter. Je souhaite sa liberté.
Je veux laisser vivre l’artiste en moi. Tout le temps, dans toutes circonstances.
Je ne souhaite plus me mouler aux exigences des cardes. Ce n’est pas parce que je m’amuse avec eux et que je tourne autour que je ne les comprends pas. Je veux simplement conserver ma liberté. Ne plus être enfermé. Je veux être aimé.
Comment leur faire comprendre qu’accepter de jouer le jeu de la clarté, c’est renoncer à découvrir ce que je ne sais pas de moi-même? Comment leur faire comprendre que mon monstre m’a enseigné que les plus belles choses surgissent du néant? Que c’est de cette façon que je désire créer mon monde intérieur, en tâtonnant dans le noir?
« N’écoute pas ce que je te raconte. Je le dis pour m’excuser d’être qui je suis.
Observe plutôt avec moi ce que je suis en train de créer. Accepte mon processus, sans le questionner. Es-tu capable de vivre dans le flou à mes côtés sans chercher la précision? Trop de clarté, trop vite, viendrait gâcher ma création en cours. Ce n’est pas ce que je souhaite.
Patience, lenteur, confiance, curiosité, plaisir…folie.
Sors de ta tête nom de Dieu! Et viens jouer avec moi. »