En tabarnak

Ce sont des mots qu’on ne devrait pas dire. Une émotion qu’on ne devrait pas vivre. « C’est pas beau être fâché », à ce qu’il parait. Ce n’est socialement pas acceptable, surtout lorsque cette colère se cris, se scande, « se déborde », se propulse.

Je ne me permets pas vraiment la colère. Il m’arrive de la vivre par procuration, en lisant la colère des autres sur mon écran, par exemple, mais il est difficile de laisser libre cours à la mienne. Parfois, j’ai cette envie de faire comme si en me plaçant dans les souliers de tous ces gens en colère pour sentir le sang bouillonner dans mes veines. D’une certaine façon ça goûte bon…cette pensée est suffisante pour déclencher en moins une vague de culpabilité. Goûté bon? La colère? L’indignation?

J’ai longtemps appris que la colère, ce n’était pas beau. On ne fait pas ça, « se mettre en colère ». On ne fait pas ça, hurler, crier, taper du pied. Ce n’est pas une façon de s’exprimer. Je veux bien, mais quels autres moyens on a, dans notre costume d’enfant, quand on vit quelque chose et qu’on a besoin d’être compris? Comment fait-on pour vivre avec ce flot de sensations intenses qui nous traverse le petit corps sans avoir de moyen pour l’extirper?

On fait comme on peut, j’imagine. En laissant vibrer de façon chaotique nos cordes vocales et en permettant à notre corps se tordre telle une tranche de bacon. Puis avec l’âge, j’ai appris que je ne peux pas exprimer ma colère. Je ne peux pas exprimer ma peine non plus d’ailleurs. Mes larmes sont vues comme des menaces autant que mes cris. Alors j’adhère, je me conforme.

Mais toute cette énergie émotionnelle, ces messages non exprimés, ils sont toujours là! À l’intérieur. Dans mon corps. Mais je peux y arriver. Oui, je suis capable d’être une bonne personne calme, gentille, posée, articulée, qui prend le temps de réfléchir avant d’exprimer en douceur ce qui se passe dans son intérieur.

Je contrôle. Je gère.

Je suis même devenue experte, une spécialiste du contrôle émotionnel. Toutes les sensations dans mon corps étaient maintenant redirigées directement à mon cerveau où elles étaient analysées et traduites en gestes ou paroles responsables et acceptables. Une parfaite petite humaine programmée.

C’est plus rassurant de travailler avec des humains programmés. On sait à quoi s’attendre. On comprend mieux, comme un ordinateur. J’étais moi-même rassurée dans cette boîte. Reposée. Régulée.

L’humain émotionnel me faisait peur, parce que plus imprévisible. Comme la mer. Comme ces vagues intérieurs qui peuvent créer des tempêtes, des ouragans, des tsunamis. La puissance de la nature. Et si mon corps n’était pas assez grand pour contenir autant de puissance? J’étais convaincue que mon corps allait céder sous le flot des émotions vécues.

Jusqu’au jour où le mur est tombé et qu’on a retiré la boîte qui contenait mes émotions. J’en parle comme si je n’avais rien à voir dans cette décision, mais c’est un peu vrai. Un jour, une expérience a permis de reconnecter quelque chose en moi. L’énergie s’est remise à circuler. Le barrage avait cédé.

J’ai dû abandonner, à regret, cette image de moi de femme en contrôle de son intérieur et surtout apprendre à aimer l’émotion qui coulait sur mes joues. Apprendre à décoder le goût de mes larmes. La peine, la colère, la joie, l’impuissance, la déception, la rage, l’incompréhension, la gratitude, la douceur, la peur, l’impatience…tout passe par mes yeux.

Je n’arrive plus à les fermer. Je ne réussis plus à contenir. Ça coule, telle une rivière de messages mouillés.

Je me juge. N’était-il pas mieux, ce passé où mon intensité intérieure était à plat? Des fois, je me dis que je pourrais faire des efforts pour dompter ma nature humaine, mais je sais intuitivement que mon corps céderait beaucoup plus à un reconfinement qu’à la liberté sauvage que je me permets maintenant et qui m’effrayait jadis.

Et si j’essayais la voie du zen? On dit que nous ne sommes pas nos émotions, qu’il est possible de les observer et de les laisser passer. Je m’imagine rester sur le rivage pour regarder la mer se déchaîner, en spectatrice, à l’abri des dégâts. Il ne me reste qu’un pas pour croire, encore une fois, que je pourrais échapper à mes émotions. Encore cette pression de ne pas vivre, de ne pas ressentir, de ne pas paraître émotif.

Tranquillement, j’accepte la tempête. Je me dirige vers ma nature profonde, celle qui est souvent calme, mais qui peut aussi déborder, exploser, gronder. J’apprends lentement à vivre cette intensité, à la laisser me posséder, me transformer.

Chaque émotion qui me traverse me permet d’accepter un peu plus mon humanité. Exit le robot. Vive la nature sauvage.

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